Marie Dochamps

TROIS JOURS...ET QUELQUES ANNEES

Jeanne passe trois jours chez sa mère dans une campagne, qu'il n'y a pas si longtemps encore, on appelait profonde, l'occasion pour elle de rencontres

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29176

Reliures : Dos carré collé

Formats : 11x17 cm

Pages : 195

Impression : Noir et blanc

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Jeanne passe trois jours chez sa mère dans une campagne, qu'il n'y a pas si longtemps encore, on appelait profonde, l'occasion pour elle de rencontres

Autour de Marie Dochamps

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Résumé
Jeanne passe trois jours chez sa mère dans une campagne, qu'il n'y a pas si longtemps encore, on appelait profonde, l'occasion pour elle de rencontres, retrouvailles et souvenirs.
- - - -
Chloé avait téléphoné à sa soeur Jeanne longuement comme toujours. Elle revenait de l'Yeuse. Elle était fourbue. Elle n'en pouvait plus. Elle avait raccompagnée « la mère » chez elle. Malou venait de passer un mois à Chambéry chez Chloé pour Noël. Tous les ans, elle passait le gros de l'hiver chez sa fille cadette qui avait une grande maison.
Elle avait donc fait le voyage, les 400 kilomètres qui séparent Chambéry de la petite maison « des Germains », le nom du hameau où habite leur mère. A « la petite maison », dit-on aussi, car Malou habite une maison de pierre occupée autrefois par un journalier (dont le fils avait été le camarade de communion de pépé Gratien né en 1892, le grand-père paternel de Chloé et de Jeanne et aussi le beau-père de Malou). C'était une maison de deux pièces avec un fenil au-dessus transformé par Malou en chambres pour les invités, et d'une souillarde, petit appentis qui sera la cuisine. Le four à pain, lui, sera démoli pour construire une salle de bains. C'est là que Malou passe sa vie depuis qu'elle a quitté le lycée agricole de Vineuf dans la banlieue de Avricourt où elle occupait un poste d'infirmière ; elle avait acheté cette maison à son retour d'Algérie, dix ans avant la retraite, à trente kilomètres du lycée en pleine campagne, à cinq kilomètres du bourg du Monial, où elle avaient vécu avec ses parents et où ils étaient enterrés. Donc Chloé disait que cette année nous prenions la résolution d'aller voir « la mère » tous les mois chacune notre tour, il, le fallait.
Leur mère avait passé une mauvaise année en 2008. Elle avait fait une chute, suite à une syncope et elle s'était retrouvée aux urgences. Heureusement Jeanne était là. Et puis ensuite une violente douleur dans le bras ' une tendinite lui immobilisa le bras. Après des radios et un scanner, un traitement de cheval pour éviter une intervention lui calma la douleur, lui rendit l'usage de son bras mais l'empoisonna. Elle se retrouva à l'automne presque grabataire, couchée et sans plus pouvoir se nourrir ; Chloé qui était arrivée auprès d'elle pensa au pire. Et puis grâce à madame Noël, « sa petite doctoresse », c'est comme ça que Malou appelle son médecin homéopathe, « petite » parce ce que Malou utilise volontiers cet adjectif devant les noms de personne et peut-être parce que son médecin est relativement jeune, enfin, la cinquantaine, mais pour Malou qui sera nonagénaire dans deux ans et demi ! Et puis peut-être du fait qu'elle possède un petit chien toujours avec elle dans son cabinet, sa seule compagnie puisqu'elle est célibataire.
Madame Noël guérit Malou car elle l'a convaincue qu'elle avait le c??ur solide et qu'elle ferait une centenaire ! Qu'elle ne faisait pas son âge, tout ce que leur mère voulait entendre. D'où une connivence, une complicité avec l'ancienne infirmière qui avait un bon diagnostic, c'est ce que lui disait aussi sa petite doctoresse, parce que Malou savait beaucoup de choses sur le corps aussi et elle aurait peut-être fait médecine si elle ne s'était pas mariée à 20 ans.
Grâce à des petits pots magiques d'aliments mixés et sur vitaminés prescrits par madame Noël et achetés à la pharmacie et aussi parce qu'elle se déplaça à domicile, démarche exceptionnelle de sa part, pour suivre sa « vieille » patiente, leur mère se remit au bout de quelques longues semaines.

A Chambéry, où Malou passait les fêtes de Fin d'Année et le gros de l'hiver, Chloé lui fournit des toiles et des couleurs et lui mit sous le nez des livres de reproductions de peintures. Elle envoya des photos à Jeanne de Malou aux pinceaux et puis des cartes postales arrivèrent dans la boîte aux lettres. Les tableaux de Malou pour qu'on voit bien le résultat et qu'on la félicite. Une carte pour l'anniversaire de Fanny aussi, sa petite-fille de Paris, un paysage de montagne à la belle saison avec une petite maison de pierre, une bergerie sans doute. Et puis une autre avec la montagne rose dans le couchant et du jaune soufre dans le ciel lorsqu'il touche la terre. De belles couleurs et plus d'audace que dans ses travaux habituels. On sent que Chloé est derrière.
Jeanne de loin, avait préconisé de la lancer aussi dans le tricot pour qu'elle change d'activités. Qu'elle fasse quelque chose pour un de ses cinq petits enfants, des petits carrés au point mousse pour une courte pointe ou un plaid en patchwork pour la voiture, une bonne idée ? Non ? L'arthrose dans sa main droite l'empêche de tenir l'aiguille à broder avec laquelle elle travaillait lentement. Il est vrai, car il y a bien cinq ans, oui que Fanny une de ses quatre petites filles lui avait apporté cet ouvrage, un napperon à réaliser au point de croix avec du brillanté d'Alger rouge. Actuellement c'est Sofia qui travaille à l'ouvrage. L'aide ménagère a pris une grande place dans le c??ur de Malou et est devenue sa dame de compagnie.

Ainsi, au téléphone, Chloé dictait ses recommandations à Jeanne :
- Il faudra que tu lui fasses le plein de courses, qu'elle ait des fruits frais et des légumes. Elle est toujours à s'alimenter de surgelés. Elle ne se nourrit pas bien tu sais. Et puis l'aider pour sa douche. Elle ne doit pas se laver facilement. Elle dit que Sofia l'aide, mais je n'y crois pas. Tu sais elle ment. Elle nous ment. Mais avec son bras, il faut lui laver le dos.
- Tu lui feras toi. Et puis j'ai classé ses papiers sur son bureau, regarde où en sont ses papiers. Qu'elle n'oublie pas de payer ses factures.
- Mais Chloé, ne t'inquiète pas ma s??ur. Je te dis que je descends et que je ferais pour le mieux, ne t'inquiète pas. De toutes façons je te tiens au courant. Je t'appelle vendredi soir.
Et Chloé d'ajouter :
' Vas-y mollo, ne lui dis pas les choses trop brutalement, tu sais comme elle prend la mouche !
- Mais Lolo, maman, je la connais comme toi, je sais tout ce que tu me dis. Ne t'en fais pas. Mais tu sais comme au fond de moi, j'appréhende.

Jeanne avait envoyé deux mails le jeudi à sa s??ur lui exprimant son angoisse, son mal-être, sa boulimie récurrente pour essayer de se protéger. Elle avait peur. Elle allait rompre le rythme de ses habitudes et replonger dans le passé en retournant au pays de ses grands-parents paternels et maternels en pénétrant dans la maison des grands-parents que leur a laissée le père à son décès, il y a quatre ans bientôt, déjà. Et puis maman, maman qui avait pris un coup de vieux en 2008. Elle avait toujours été la plus jeune, la mieux conservée du club du troisième âge du village de Saint -Saturnin où elle avait été conseillère municipale. Et là depuis quelque temps Malou se prenait à dire : « Je suis la doyenne et Bernard le maire veut que je sois au milieu sur les photos puisque je suis la plus âgée et moi, j'ai piqué ma crise mercredi dernier et je suis allée me placer sur un bord. Il me casse les pieds avec son histoire de doyenne. Ce n'est pas un honneur d'être la plus vieille ! »
Voilà, Malou a tout dit. Elle ne va pas bien car elle n'accepte pas de vieillir. Elle ne veut pas, ni que l'on s'occupe d'elle, ni de ses affaires. Elle dit sans arrêt qu'elle n'est pas « gâteuse », « mais je ne suis pas gâteuse ! »

C'était le voyage vers la mort qu'elle se disait dans sa tête depuis mercredi soir Jeanne, vers les choses tristes du passé. Mauvaise nuit, le jeudi matin, il fallait préparer un sac léger, surtout qu'il ne soit pas lourd à porter- toute la rue Anatole France à faire à pied pour arriver au RER, environ un kilomètre, et puis le plus important c'est d'être détendue. Facile à dire, à penser. Mais en fait, elle passa la journée à traîner d'une pièce à l'autre, complètement paniquée, en faisant des arrêts à la cuisine, à ouvrir le frigo et à grignoter n'importe quoi comme des choux braisés au petit déjeuner et des betteraves rouges vers 16 heures, et ce dérèglement toute la journée. Elle se sentait gonfler à vue d'??il. Elle avait mal à l'estomac. Elle prit même du bicarbonate. Elle tournait en rond. Et sa tête était cassée. Elle essayait de mettre de l'ordre dans le désordre. Et ajoutait encore aux amas de vêtements qui traînaient, qu'elle avait essayés, pensé mettre et puis qu'elle avait repoussés. Rien n'allait parce qu'elle avait des yeux que pour cet estomac et ce ventre énorme. Elle n'arrivait pas à trouver quelque chose qui la mette en valeur.
Elle se disait pourtant que le voyage dans le train c'était une petite aventure, qu'elle se sente belle, à l'aise. Mais là-bas, arrivée, il lui fallait du chaud, du pratique. La maison n'était pas confortable et puis il y aurait à faire dans le jardin. Et pour se promener dans le chemin, ce n'était pas la rue de L'Odéon.
La nuit de jeudi à vendredi, elle se réveillera à 2 heures, puis à 4 heures et enfin mettra le pied sur le tapis à 5 heures trente. Il lui fallait bien 2 heures pour se préparer, puisqu'elle n'avait rien de prêt. Elle oubliera d'ailleurs et sa brosse à dents et son « Flexotide » -un traitement contre l'asthme, ainsi qu' « Avamys » pour soigner ses sinus.
Elle réussit à ne prendre que son sac à main et un cabas de nylon dans lequel elle fourra deux livres : Les lettres de Christiane Johnson et les treize histoires de Faulkner ; et puis deux Gratuit pour les Sudokus. Un petit en-cas à grignoter car elle n'arriverait que vers 14 heures à la maison de sa mère.
Elle parcourut la rue Anatole France, habillée comme tous les jours ses deux sacs à l'épaule gauche, assez lourds puisque arrivée à Robinson, à la gare du RER, elle ressentit le disque entre ses lombaires qui l'obligeait à se repositionner sur son siège pour ne pas hurler.
Elle prit le bus 91 à Port-Royal comme si elle allait rejoindre ses copines à Bastille. Mais dans sa tête défilaient les paysages qu'elle allait rencontrer en traversant la Sologne et le Sancerrois et puis le Nivernais avant d'arriver à Avricourt. En même temps, elle lisait sur le panneau signalétique les stations laissées derrière et le temps pour arriver Gare de Lyon.
Elle vit tout de suite que le Théoz pour Montclair l'attendait voie 17. Elle composta son billet et regarda avec soin qu'elle devait occuper la place 92 dans la voiture 4. Il restait quinze minutes avant le départ. Elle s'engouffra dans le Relais à la recherche du livre de Lorette Nobécourt dont elle avait lu le compte 'rendu. Elle avait écrit à partir de mots hétéroclites mais essentiels. Elle avait perdu l'article et elle voulait feuilleter le livre et lire la quatrième de couverture, question d'occuper le temps avant de s'embarquer. Dans la voiture 4, elle s'assit. Mécontente car il y avait des places solo et l'Agence, lui avait remis une place duo. Il y avait déjà des bagages sur le siège voisin. Elle changea de place et s'installa dans un espace réservé habituellement à une famille, mais elle ne se sentait pas bien, la lumière peut-être ? L'espace vide trop grand ? Le bleu - le turquoise des fauteuils laissés vides et de la moquette au plafond, trop froid ce matin.
L'annonce du départ dans le haut 'parleur. Une voiture presque vide de voyageurs, cette voiture 4. Un homme qu'elle reconnut tout de suite pour être un ecclésiastique grâce à sa soutane café au lait qui dépassait sous son long manteau noir. Il prit la parole assez fort pour annoncer que ce wagon n'était pas chauffé, que c'était comme cela maintenant. On ne les chauffait pas tous' Que si nous avions froid, il fallait changer de voiture. C'est ce qu'avaient prôné le chef de train et les contrôleurs, lorsqu'il était arrivé et qu'il s'était plaint auprès d'eux de cette défaillance.
Les voyageurs restèrent impassibles, emmitouflés avec leurs écharpes et leurs gants.
Jeanne se leva et dit assez haut « au prix où on paye les places, ils pourraient nous chauffer, je ne veux pas attraper une bronchite par dessus le marché » et elle s'engouffra dans la voiture 3 où la température était pour le coup très confortable. Elle choisit une place solo. Quelques hommes qui revenaient du Salon de L'Agriculture (elle vit ça à leurs mains épaisses et à leur teint rougeaud) prenaient leur aise en s'éparpillant dans les espaces libres et s'allongeant sur les banquettes expliquaient qu'ils allaient piquer un roupillon.

Jeanne arriva à Avricourt assez contente parce qu'il faisait soleil et le brouillard épais qu'elle avait vu tout le long du trajet par la fenêtre avait ajouté à son mal-être et à son spleen. Le même temps que le jour de l'enterrement de son père où il faisait si froid et tous les arbres étaient blancs de givre, mais quelle féerie sous le soleil. C'était luxueux ces obsèques, tous ces taillis et les branches des arbres sous le givre qui scintillait le long de la route derrière le corbillard où elles avaient placé, elles les filles, une gerbe royale pour leur père. Des lys blancs dans un plumetis de gypsophile parsemé de leucopteras bordeaux et quelques roses démoniaques qui s'accordaient trop bien avec le paysage verglacé et blanc pur sous le soleil éclatant. Depuis Avricourt, toujours depuis quatre ans, elle refaisait le trajet du 29 Novembre 2005 accompagnant leur père toutes les deux dans la voiture comme si elles suivaient un roi.
A la gare, ça lui fit tout drôle de ne pas y voir sa mère l'attendre sur le quai en haut des escaliers avec sa main en visière pour plus vite la distinguer. Elle l'avait tant de fois attendue à la gare de Avricourt, elle Jeanne qui habitait Paris. Jeanne était toujours descendue par le train visiter sa mère, infirmière au Lycée de Vineuf dans la banlieue d'Avricourt, ou en vacances aux Germains puisqu'elle avait les vacances scolaires elle aussi. Donc les retrouvailles s'étaient toujours passées sur le quai central de la gare d'Avricourt sur Yeuse. Le train de Paris est sur le quai 1 lorsqu'on monte vers Paris, mais sur le troisième quai lorsqu'on arrive de Paris à Avricourt il faut donc emprunter l'escalier et le passage souterrain sous les voies et remonter l'escalier au niveau du quai 1. Il est préférable de ne pas avoir un gros bagage car il n'y a pas d'ascenseur ni d'escalators ! Et puis les hommes ne connaissent ni galanterie, ni le coup de mains sympa, pour les Parisiens ou Parisiennes, « Qu'elle se démerde ! ».
Elle regarde l'horloge. Trois quarts d'heure avant le départ de l'autocar qui allait la déposer sur la route départementale 205 à Bichèze, 33 kilomètres plus loin. Elle avait fini par adopter cette stratégie. Au téléphone, elle avait dit :
- Maman, je descendrai à Bichèze, j'y serai à 13 heures, je t'attendrai à l'arrêt du car, puisque tu vas à Montmirail chez le dentiste à 13 h30, tu me prendras au passage. Je te répète, je serai à l'arrêt du car, comme ça tu n'auras pas à faire le détour et aller passer au Monial, faire un crochet en arrière. D'accord ?
- D'accord !
La mère avait ajouté :
- Tu m'attendras au café, tu sais aux Routiers, tu n'auras qu'à prendre un café en attendant.
- Maman, je ne vais pas rentrer dans un « Routiers » toute seule boire un café à cette heure là avec tous les chauffeurs en train de manger. Non, je serai à l'arrêt du car, je te redis, là je t'attendrai. Prends ton temps et roule comme d'habitude.

Jeanne traversa la gare d'Avricourt, regarda dans les cafés de l'autre côté de l'avenue. Pas un chat. Elle n'eut pas envie d'aller s'attabler dans un troquet vide. Elle se dit, je vais aller au jardin. Si on peut appeler ce square un jardin ; elle regarda le monument aux Morts, la Mère debout voilée, pieds nus qui pleurait la tête dans ses mains, des écritures en relief A NOS MORTS, NOS MARTYRS'Il était massif le monument mais c'est cette femme debout sous son voile et pieds nus qui la marqua. Et puis elle choisit le banc tout là-bas derrière le bassin où le jet d'eau faisait des ricochets en couronne. C'était un peu joyeux sous le soleil de cette ville vide à cette heure où les gens mangent. Un couple de canards faisait la sieste la tête sous l'aile. Le mâle sur une patte comme un guerrier masaï qui aurait la jambe enfoncée dans la vase car il était vraiment court sur pattes son guerrier. Elle s'assit sur le banc vert pomme entre deux crottes de pigeon sèches. Elle sortit une betterave rouge crue et son Opinel et puis une tartine de pain de mie qu'elle avait pliée en deux avec du beurre au milieu. Ses doigts étaient rouges, rouges du sang de la betterave et elle se demandait si elle n'avait pas des tâches sur le menton. Elle regarderait dans un rétroviseur en allant prendre le car. Les cygnes ressemblaient à de grosses meringues là au bord du bassin avec leur plumage cabossé comme s'il sortait d'une grosse poche à douille.
A la gare routière, le car était là gris, portes fermées. Trois hommes, trois compères blaguaient au pied du car. Jeanne remarqua qu'un d'entre eux portait une veste de drap jaune. C'était un moustachu à la peau mate et aux cheveux crépus un peu longs, pas un maghrébin, mais plutôt un auvergnat. Elle dit ça Jeanne car il s'avéra qu'il était le chauffeur, parce qu'il avait ouvert les portes et distribuait déjà les billets. Jeanne lui demanda s'il y avait un tarif pour les cartes senior.
' Bien sûr qu' non, le voyage est djà pour rien, alors si fallait faire un' réduction ça vaudrait pu l'coupd'rouler !
Vla c'qu'il avait répondu un peu bourru le chauffeur à la veste jaune ; Jeanne lui tendit un billet de 20 euros.
' Oh ! J'ai pas d'monnaie, allez en chercher.
Jeanne avait envie que le car parte à l'heure et ne se voyait pas retraverser la cour de la gare routière et en plus le carrefour et aller demander de la monnaie dans le bistrot où il n'y avait pas un chat, on la ferait attendre si on sentait qu'elle voulait juste un service, pas une consommation et encore moins un repas ! Elle s'enhardit et spontanément se retourna, demanda aux deux hommes assis l'un derrière l'autre, s'ils n'avaient pas la monnaie, s'il vous plaît ? Et le premier qui lui répondit positivement était un petit gros qui avait quelque chose de dérangeant dans le faciès. On voyait qu'il était simplet. Il lui tendit un billet de 10 euros qu'il tira de sa poche et puis 2 billets de 5 qu'il extirpa d'une petite bourse à fermeture éclair sortie de l'autre poche de son pantalon de drap à chevrons gris, sous son pull tricoté main. Il insista bien qu'il avait de la monnaie et qu'heureusement qu'il «était là pour dépanner cette dame ». Jeanne avait dit au chauffeur qu'elle arrivait de Paris et qu'elle n'avait pas eu l'occasion de faire de la monnaie et le chauffeur avait répondu qu'il sen foutait qu'elle vienne de n'importe où, elle aurait dû penser à l'appoint. Le gars simplet répéta 5 ou 6 fois qu'heureusement qu'il était là avec de la monnaie pour dépanner cette dame. Et la dame grâce à lui avait pu payer son billet sans avoir été obligée de quitter le car et peut-être de retarder le départ, avec sa mère qui l'attendait au bord de la route à Bichèze. Avant de refermer la porte du car le chauffeur lança encore quelques vannes à celui de ses compères qui n'était pas monté dans le bus. C'était un homme aux cheveux gris à la mine rougeaude mais aux yeux tristes, tout petit au pied des marches devant la porte encore ouverte. Il dit au chauffeur penchant la tête pour bien rencontrer son regard :
' Je vais passer un mauvais week-end si elle ne m'appelle pas ?
' Elle ne va pas faire ça, écoute c' que j' te dis, sois confiant, bon Dieu. Elle va t'ap'ler j'te dis, mais si, mais si !
Le troisième homme qui était monté dans le car lui in extremis lança à l'homme triste resté sur le marchepied car il avait voulu serrer la main du chauffeur :
' Viens avec nous, tu descendras à L'Ecole de Musique, c'est le prochain arrêt !
Les portes se refermèrent. Le bus s'ébranla en même temps que la radio se mit à brailler dans les oreilles. Jeanne se dit à elle-même : ' « C'est pas vrai qu'on va se farcir Chérie FM pendant trois quarts d'heure ? » Décidément elle avait oublié la France profonde.
Oui elle avait encore trois quarts d'heure de route pour arriver auprès de sa mère. Cette route, elle l'avait parcourue à deux ans et demi déjà pour venir visiter sa mère qui venait de mettre au monde Chloé. Elle se souvient du berceau, pas du bébé précisément, de sa maman couchée dans le grand lit blanc ; de sa maman qu'elle ne savait qu'elle allait devoir partager et que la vie ne serait plus pareille maintenant avec le bébé qui allait s'appeler la petite s??ur. Elle se coucha elle aussi dans le grand lit blanc à côté de sa maman et la sage-femme madame Barrault lui apporta deux petites poupées de collection, à tripoter sur place, juste prêtées. Il ne fallait pas s'y attacher. C'était juste pour le temps que maman donne le biberon à la petite soeur et qu'elle, la grande, soit occupée pour ne pas se sentir délaissée. Elle devait jouer à la maman elle aussi avec de faux bébés.
Elle avait fait le trajet dans la voiture de ses grands-parents devant, entre pépé et mémé, ce devait être le 15 ou le 16 octobre 1945 ! Et puis elle l'avait faite cette route chaque fois qu'elle était venue en vacances, plusieurs fois. Car à Avricourt, la préfecture de l'Yeuse, il y avait l'hôpital' Et puis l'oncle Alexis et la tante Nénette et sa s??ur Yvonne, les deux femmes du tonton. Et puis Papelard, le cousin archiviste, l'archiviste départemental en chef qui en connaissait un rayon sur la généalogie de la famille, du temps de la particule et après et puis sur le berceau à Charrat et les ramifications' Il doit être presque aveugle et approcher les 95 ans aujourd'hui.
Pour quitter Avricourt, il faut enjamber l'Yeuse sur le pont De la Reine Morte, celui qui a été coupé pendant la guerre. Avricourt était en zone occupée et de l'autre côté du pont, à la Madeleine, on était en zone libre ; les grands-parents maternels de Jeanne avaient habité Avricourt sur les quais justement prés de ce fameux pont pendant la guerre. Malou, la mère de Jeanne faisait ses études d'infirmière et son père terminait philo au lycée Mazarin à Avricourt aussi, où il avait été inscrit comme pensionnaire depuis la classe de sixième. A deux ou trois kilomètres du pont, en haut de la côte sur la départementale 205 Avricourt-Méruel, on laisse à droite le village de Vineuf et à gauche les grands bâtiments modernes de son imposant lycée agricole, où Jeanne est venue en vacances du temps où sa mère y était infirmière et où la maison des Germains n'était pas encore complètement aménagée. Plus loin, on arrive à Lésigny, la petite ville chérie de sa grand-mère paternelle. Marie-Clémence aimait cette bourgade commerçante, avec déjà à son époque de jolies boutiques bien achalandées de part et d'autre de la Grande Rue et surtout avec l'élégant ensemble clunisien ' église et abbaye où ont lieu aujourd'hui des concerts tous les étés. Jeanne y est venue à Lésigny, petite, chez la tante Marie, la s??ur de son pépé Gratien, marié à Mélanie. Elle tenait un café la tante Julie, un café-restaurant. Jeanne se souvient des salles encombrées les jours de foire ou de marché et des tâches de vin sur la table. C'est chez elle qu'elle a bu pour la première fois de la limonade, cette boisson pétillante et sucrée contrairement à l'eau de Vichy Célestins à laquelle elle avait droit chez sa grand-mère Mélanie qui souffrait du foie. La limonade dans sa grosse bouteille de verre épais et granuleux avec son bouchon en faïence à fermeture hermétique grâce au ressort et au joint de caoutchouc rouge en couronne autour du téton du bouchon. La limonade faisait un bruit lorsqu'on la versait dans le verre les gaz pétillaient et éclaboussaient le visage et le nez si on buvait trop vite après avoir été servi. Ah ! la limonade ! Et puis dans le café, l'odeur de tonneau, de vin de pays au moment des vendanges, c'était ça qu'on sentait chez la tante Julie, mêlé aux effluves du b??uf carottes et de la vinaigrette à l'ail et au persil de la tête de veau les jours de marché et de foire.
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