Il y avait en ce temps-là, à des centaines de kilomètre du palais impérial, à la cour d'un puissant seigneur local, un joueur de go extraordinaire du nom de Musashi. Il était si fort que personne n'arrivait jamais à le battre. Sa science du jeu était immense, et sa technique était si novatrice qu'elle décontenançait jusqu'aux meilleurs joueurs. La renommée de Musashi avait traversé fleuves et frontières, et pour cela il faisait l'admiration de son seigneur ainsi que de la province toute entière.
Le peuple, qui tirait humblement des exploits de son héros une grande fierté, l'adorait comme un saint auquel on doit le bonheur de chaque jour. Lorsque Musashi paraissait dans son village natal, ce qu'il faisait très souvent car c'était un homme simple qui aimait les gens simples, on le saluait chaleureusement à son passage, et avec un grand respect. Souvent, pour témoigner de leur affection, les villageois lui offraient des fruits, des gâteaux ou du saké. Toutes choses qui étaient pour ces pauvres paysans de véritables richesses.
Musashi acceptait ces présents en remerciant avec beaucoup de sincérité ceux qui les lui offraient. Il s'inclinait respectueusement et prenait toujours un moment pour féliciter la qualité des gâteaux, la belle couleur des fruits ou le bon goût du saké.
Le seigneur de la province, qui voulait que l'on sache partout à qui ce grand joueur devait son bonheur de chaque jour, avait fait de Musashi le joueur officiel de sa cour. Et pour acheter sa fidélité il le couvrait de cadeaux plus qu'il ne l'avait jamais fait. A sa table Musashi mangeait les mets les plus raffinés et les plus rares. Il buvait les alcools les plus fins. Et sa jeune épouse ne repartait jamais du palais sans de nouveaux bijoux, de nouvelles parures somptueuses et des parfums extraordinaires. Toutes choses qui étaient pour ce puissant souverain de menues offrandes.
Musashi n'acceptait ces présents que parce qu'il y était obligé. Il remerciait sobrement d'un simple signe de tête, et ne complimentait jamais l'excellence de tous ces produits si chers, faisant simplement mine d'apprécier en silence.
Une chambre du palais était réservée pour Musashi et sa femme. Ils pouvaient y venir quand ils le désiraient et y rester autant de temps qu'ils le souhaitaient. Un domestique du palais leur était personnellement dévolue. Il n'avait pour unique tâche que de les servir.
Tout ce luxe et ce faste convenait parfaitement à la jeune épouse de Musashi. Elle aimait les richesses plus encore qu'elle n'avait jamais aimé son propre mari. Le palais et ses plaisirs vulgaires semblaient sa seule joie de vivre. Sans aucune retenue elle affichait à la cour toutes les mauvaises qualités qu'il faut posséder pour y être parfaitement à l'aise : Elle riait bruyamment aux moqueries ; colportait les rumeurs ; et disait dix fois du mal pour une fois du bien. Souvent, lors des réceptions, s'ennuyant seul dans un coin, à l'écart de tous, Musashi la regardait tristement.
Au contraire de sa jeune épouse Musashi était un homme du peuple. La compagnie des grands, le luxe et l'apparat ne l'intéressaient pas ; et même le faisaient fuir. Il n'aimait rien mieux qu'être chez lui, dans sa petite cabane, paisiblement installé sur sa terrasse de bambou surplombant la rivière à faire une partie de go avec son vieil ami Toshihiro. Mais, pour le plus grand bonheur de sa femme, Musashi était souvent invité au palais par le seigneur en personne à produire son génie en public, et cela ne pouvait se refuser.


II


Les parties que devait jouer Musashi au palais avaient toujours lieu le soir. En attendant que cette heure tardive n'arrive, Musashi passait la journée dans les grands jardins, observant la nature et méditant. Il s'asseyait au milieu des forêts de bonsaïs ; admirait en silence un buisson d'orchidée ; ou passait des heures à scruter fleurir les onagres. Puis la nuit tombait et l'on venait le chercher pour qu'il affronte un nouvel adversaire.
Les parties de Musashi étaient parmi les événements les plus attendus du palais. Elles se déroulaient dans la grande salle officielle, sous les yeux du seigneur et de la cour. Chaque fois une foule se pressait de plus en plus nombreuse autour du goban. La plupart était des curieux que tout amusait. Quelques-uns étaient des connaisseurs venus pour voir le grand maître gagner encore. Mais d'autres n'assistaient à ces rencontres que dans l'espoir d'assister enfin à sa défaite.
La réputation d'invincibilité de Musashi était telle qu'elle avait fini par créer de véritables jalousies. Or comme le dit le proverbe : « Où il y a un dragon, il y a des chasseurs de dragons... »
Des hommes venaient donc de très loin pour défier le grand maître, espérant être les premiers à le vaincre. Celui qui y parviendrait recevrait beaucoup d'honneurs et serait auréolé d'un grand prestige. Poussant dans l'ombre Musashi il prendrait sa place au côté du seigneur, dont les largesses et les bienfait lui seraient désormais destinées. Cette perspective, peut-être plus encore que celle de battre un prestigieux adversaire, suscitait beaucoup d'envie.
Depuis des années il se présentait de nombreux adversaires... Mais Musashi gagnait toujours. Cela fascinait. Mais cela agaçait aussi. Certains lui gardaient rancoeur de ce talent prodigieux. Et ce qu'on lui pardonnait le moins, c'était de ne pas apprécier à leur juste valeur toutes les richesses qu'il recevait. Préférant les bonsaïs aux rubis ; les grands jardins à la salle du trône ; et sa terrasse de bambou surplombant la rivière à sa chambre réservée au palais.
Il était un envieux en particulier, sombre personnage, qui détestait Musashi plus que n'importe qui, et qui n'avait d'autre sentiment pour lui qu'une haine véritable. Il s'était juré de le mener à sa perte !
Cet homme s'appelait Hiro.